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Former, améliorer, fédérer : ce que l’on n’apprend jamais assez à nos managers de proximité

Former, améliorer, fédérer : ce que l’on n’apprend jamais assez à nos managers de proximité
"Rosie la riveteuse", icône de la culture populaire américaine et des millions de femmes employées dans l'industrie de l'armement pendant la deuxième guerre mondiale, pendant que les hommes étaient au front.

Ils & elles sont en première ligne, entre les urgences à traiter, les attentes contradictoires et les objectifs à tenir. Ils & elles se battent avec leur équipe pour faire tourner la boutique chaque jour. Les managers de proximité sont les piliers de nos entreprises.

Pourtant, les enquêtes comme les conversations de terrain convergent : “manager ne fait plus rêver”, “on ne quitte pas son entreprise, mais son chef”. Une tendance préoccupante pour la bonne santé de nos entreprises et de notre société au sens large.

Comment en est-on arrivé là ? Qu’avons-nous perdu en chemin ? Et surtout, comment redonner souffle et sens à ce métier essentiel ? C’est ce que je vous propose d’explorer dans cet article.

Des managers de proximité dans l'impasse

On les retrouve avec le titre de chefs d'équipe, chefs de service, coordinateurs, animateurs, leaders,... Le point commun de ces managers de proximité : encadrer des collaborateurs faisant équipe, chargés de produire et livrer des biens ou services à des clients ou à une autre équipe au sein de l'organisation.

On compte sur eux, sur elles. Mais on les forme rarement à ce que l'on attend vraiment d'eux. Ce qui amène, dans la pratique, à reproduire trois scenarios que j’observe régulièrement lorsque je suis à leurs côtés, dans lesquels ils sont mis en difficulté.

Évidemment, la réalité est plus nuancée et complexe que ces trois cas de figure. Mais ces situations types permettent de pousser le raisonnement, de mettre en lumière certains de nos angles morts et leurs effets.

Cas n°1 : Gregory. Il est le meilleur expert de son équipe. L'entreprise grandit et fort de sa compétence métier, il est promu manager. Il maîtrise les rouages dans les détails, cela permettra de sécuriser la qualité. Mais ce qui est censé être un atout peut rapidement se transformer en malédiction. Il ne comprend pas pourquoi ce qui est limpide pour lui ne l'est pas pour les personnes de son équipe. Il ne sait pas réellement expliquer comment s'y prendre : c'est naturel, automatique pour lui. Il se répète souvent "mais ce n'est pourtant pas compliqué, je ne comprends pas pourquoi ils n'y arrivent pas". Il s'impatiente et s'énerve face aux erreurs et aux lenteurs de ses collaborateurs. Il finit par faire "à la place" de son équipe, ce qui accentue la distance et les frustrations. En bref, il connaît parfaitement le métier, mais est incapable de l'enseigner... parce qu'on ne lui a pas appris à former.

Cas n°2 : Joséphine. Elle a fait ses preuves en tant que manager de proximité dans une entreprise comparable. Son nouvel employeur la recrute donc pour son expérience. Consciencieuse, elle déploie les bonnes pratiques qu'elle avait mises en oeuvre dans son ancien poste. Elle est confiante : cela a marché ailleurs, cela marchera ici. Mêmes process, mêmes outils, mêmes rituels. Mais ce qu'elle n'a pas vu, c'est que chaque organisation dispose d'une histoire et d'une culture qui lui sont propres, et de personnes uniques. Sous estimer la force de ces singularités invisibles conduit au rejet de greffe. Comprendre le contexte et le jeu d'acteurs dans lequel elle s'est intégrée, pour soigner les relations et manœuvrer au mieux : un savoir faire qu'elle n'a pas su mobiliser, mais qui s'apprend.

Cas n°3 : Arthur. Expert en management, formé dans de bonnes écoles généralistes. Il est recruté pour sa capacité à apporter de la structure et du cadre. Il a appris qu'il n'était pas forcément nécessaire d'être expert du métier de son équipe pour pouvoir la manager. Il redouble d'efforts pour organiser, processer, monitorer. Mais il se sent de moins en moins écouté par ses collaborateurs, qui le regardent en coin. Il a l'impression de ne pas vraiment réussir à les aider dans leurs difficultés quotidiennes, ni à les faire progresser. Ce qui lui manque ? La capacité à s'intéresser aux détails du métier et des exigences clients, à "camper" sur le terrain pour décortiquer finement le travail réel avec l'équipe afin de le rendre plus facile.

Quand la motivation s'éteint, malgré les bonnes intentions

Le point commun de ces 3 histoires, c'est l'assèchement progressif de ce qui nous fait nous lever chaque matin avec entrain, tant pour nos 3 managers de proximité, que pour les personnes de leur équipe.

Au cours des années 1980, les psychologues Edward L. Deci et Richard M. Ryan ont en effet mis en évidence trois besoins que nous avons tous, qui fondent notre motivation intérieure - ou intrinsèque :

Contrairement aux leviers de motivation externe - ou extrinsèques, qui fonctionnent sur le modèle de la carotte (prime, récompense, faveur exceptionnelle,...) ou du bâton (sanction, pression, menace voilée,...), agir sur ces 3 besoins nourrit une motivation durable, qui vient de l'intérieur, et permet à chacun et chacune de se sentir pleinement engagé.e.

La question que l'on donc peut se poser, c'est si nous n'assistons pas à une lente dérive qui dépouillerait le manager de proximité de la partie noble de son métier, celle qui vise à agir sur ces 3 besoins fondamentaux.

Même si j'entends souvent dire, dans les entreprises que je visite, "chez nous, les encadrants sont là pour développer les personnes", la réalité ne me montre pas toujours cette face là. Je vois régulièrement des dirigeants et responsables ressources humaines insister pour que leurs encadrants de proximité progressent dans leur capacité à "faire respecter les consignes", "faire sortir la production", "tenir les objectifs de performance", "mener des entretiens de recadrage". "C'est la vraie vie, tu comprends", me dit-on.

Alors certes, nous ne sommes pas au pays des bisounours. Mais je trouve le vocabulaire hautement contrôlant et humainement glacial, et me réjouis presque de voir ces personnes remplacées par des machines, par respect pour ce qu'elles sont en tant qu'êtres humains.

Tout ceci étant dit, comment sortir de cette tension ?

Chercher dans l'histoire des leviers oubliés

On ne regarde pas assez en arrière à mon goût, et pourtant l'histoire a beaucoup à nous apprendre. Mon exploration me conduit 80 ans en arrière, aux Etats-Unis.

Décembre 1941 : les États-Unis entrent officiellement dans la 2e guerre mondiale après l’attaque de Pearl Harbor.

Mais dès 1940, Roosevelt anticipe un engagement possible et amorce une mobilisation industrielle sans précédent. Il faut produire massivement (avions, munitions, navires, moteurs) tout en composant avec une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Les hommes seraient au front, des millions de nouvelles recrues afflueraient dans les usines (femmes, ouvriers non qualifiés, ouvriers venant d'autres secteurs).

Il faut donc un plan à la hauteur de ce défi sans précédent : produire plus, mieux, plus vite, avec des personnes qui n’ont jamais fait ce métier. Le gouvernement américain frappe fort et créé le service Training Within Industry (TWI). Objectif : former les superviseurs à former et manager les nouvelles recrues, et garantir la sécurité et la qualité du travail, dans un contexte d'urgence vitale.

Plus de 2000 entreprises sont embarquées dans l'aventure, pour accélérer la montée en compétence des encadrants de proximité sur leurs 5 missions coeur de métier :

  1. Connaître le travail
  2. Connaître les responsabilités
  3. Former au poste de travail
  4. Améliorer les méthodes de travail
  5. Gérer les relations humaines

(Apparté : regardez les fiches de poste de vos managers de proximité et relisez les à la lumière de ces 5 missions. Que vous disent-elles ?)

Continuons notre histoire. Avec l'aide d'experts, le service TWI a conçu trois modules phares, enseignés par séquences rapprochées de 2h, entrecoupées d'une mise en pratique immédiate en situation de travail, pour "apprendre en faisant", mieux et plus vite :

Construit avec une pédagogie remarquable, ce programme a joué un rôle décisif dans la victoire des Alliés. Mais l'histoire ne s'est pas arrêtée là.

Dans les ruines du Japon d'après-guerre, l'enjeu est immense : reconstruire une nation dévastée, sans ressources ni capitaux. Privés d'accès aux marchés internationaux et forcés de compter sur eux-mêmes, les industriels japonais misent sur la montée en compétence rapide de leurs travailleurs et sur leur autodiscipline d'amélioration. Le gouvernement japonais étudie l'expérience américaine et décide de déployer le TWI dans tout le pays. En 1950, Toyota l'intègre dans son système de management et de production. Système que les Américains viendront étudier avec attention dans les années 1980, et nommeront "Lean".

A ce jour, plus de 11 millions de personnes ont été formées aux différents modules du TWI dans le monde, sous l'égide du Training Within Industry Institute, qui continue à faire vivre et dispenser ce programme sur l'ensemble des continents, au service des métiers industriels, mais aussi de service.

(Ré)ancrer les managers de proximité dans leur cœur de métier

Quelle est la morale de notre histoire ?

Gregory, notre manager n°1, aurait gagné à développer sa capacité à former, grâce au module Job Instruction. Il aurait su enseigner ses gestes, partager ses raisonnements, et ainsi nourrir le besoin de compétence et la motivation de son équipe. Ensemble, ils auraient ensuite engrangé des gains en termes de sécurité, de qualité bonne du premier coup et de productivité.

Joséphine, notre manager n°2, aurait été aidée par le module Job Relations, pour apprendre à ajuster son leadership à son nouvel environnement, soigner la qualité des relations, apaiser les tensions et construire des liens de confiance. Elle aurait permis à chacun de se sentir relié aux autres, rendant l’équipe plus motivée, plus solide et plus engagée.

Enfin, Arthur, notre manager n°3, aurait trouvé avec le module Job Methods une manière de sortir de sa posture "surplombante". En explorant le travail réel avec ses collaborateurs, il aurait aidé à leur rendre la tâche plus facile au quotidien, à développer leur autonomie et leur pouvoir d'agir sur leur travail et à enclencher une dynamique d’amélioration portée par le collectif lui-même.

Au fond, ce que ces histoires révèlent, c’est que le manager de proximité n’est pas un simple maillon d’exécution. Elles mettent en lumière l’essence de leur métier : transformer le lieu de travail en lieu de motivation humaine. Permettre à chacun de venir travailler en se sentant utile, respecté et reconnu. Trouver dans son équipe un espace d’effort partagé et de confiance mutuelle. Et repartir, à la fin de la journée, avec la fierté d’avoir contribué à quelque chose qui fait sens.

Ils & elles sont les premiers développeurs des ressources humaines de l'entreprise. A la manière d'un maître artisan, qui tire vers le haut chaque compagnon et construit la réussite collective par la fierté du travail bien fait. Ou d'un coach sportif, qui entraîne les talents, soude son équipe et rend la victoire possible.

Il & elles sont à la source de ce qui construit la sécurité, la qualité, la productivité et la satisfaction client, dans le travail réel quotidien, sans gaspillage ni surcoût.

Mais ce rôle, ils & elles ne peuvent l’assumer seuls. On ne forme pas, on n’améliore pas, on ne fédère pas entre deux urgences, sans appui ni repères.

Si nous comptons vraiment sur eux pour entraîner leur équipe, alors il nous faut créer les conditions pour qu’ils puissent tenir leur rôle. Cela commence par du temps, une présence régulière à leurs côtés, et une attention sincère à ce qu’ils vivent dans leur travail réel, avec leurs cinq sens. Et cela suppose de les accompagner dans l’apprentissage patient de ces trois gestes essentiels : former, améliorer, fédérer, sans les laisser seuls face à la pression du quotidien.